Introduction

Longtemps, les dirigeants ont été formés à penser comme Descartes : poser un problème, rassembler les données, en déduire une solution logique. Cette approche rassurante, héritée des Lumières, repose sur l’idée qu’un raisonnement bien conduit permet d’atteindre la vérité ou, dans un cadre entrepreneurial, la bonne décision.

incertitude transformation défi des dirigeants

Mais voilà : nous vivons dans un monde où les règles changent sans prévenir. Les innovations modifient notre environnement comme jamais : l’intelligence artificielle redéfinit nos métiers, la robotique nos logiques industrielles, la blockchain nos modèles de confiance. Dans cet environnement, le rêve d’un pilotage rationnel et linéaire devient une limite réductrice plus qu’un atout. Et si, au lieu de Descartes, il fallait lire Montaigne ?

Philosophe du doute, Montaigne propose une autre manière d’agir : non pas partir d’une finalité connue et d’un raisonnement structuré, mais de soi, de ce qu’on a, de ce qu’on sait et avancer pas à pas, en acceptant l’incertitude comme une composante naturelle de l’action.

Le modèle cartésien : séduisant mais inadapté à l’incertain

La pensée cartésienne est un pilier fondamental de la rationalité occidentale moderne. Apprise dès le plus jeune âge ainsi que dans les écoles d’ingénieurs, de commerce ou d’administration, elle repose sur un principe simple mais puissant : pour bien diriger, il faut d’abord bien penser. Pour bien penser il faut se baser sur des connaissances précises et factuelles. Cela implique de poser un problème de manière claire, de le décomposer, d’analyser chacune de ses parties à partir de données fiables, puis de reconstruire une solution cohérente par déduction logique.

Ce modèle, hérité de René Descartes, a façonné des générations de dirigeants. Il valorise l’ordre, la clarté, la méthode. Il suppose que chaque situation peut être ramenée à des causes identifiables, que l’on peut modéliser l’environnement, évaluer les risques, projeter les effets des décisions et, ainsi, élaborer une stratégie rationnelle et prévisible.

Dans un monde stable, où les variables sont connues, cette méthode a prouvé son efficacité. Le business plan, la matrice SWOT, l’étude de marché, ou encore la planification stratégique à cinq ans s’inscrivent tous dans cette logique cartésienne. Le dirigeant y est vu comme un architecte : il collecte et compile les données, conçoit une vision claire, assemble les moyens nécessaires, structure le projet, et guide son exécution de manière linéaire.

Mais ce modèle montre ses limites lorsqu’il est confronté à l’incertitude radicale.

Un monde où les données d’hier n’éclairent plus demain

L’accessibilité des innovations technologiques (intelligence artificielle, blockchain, Web3, réalité virtuelle, robotisation, quantique, biotech, Edge computing, …) et leur impact sur l’environnement économique bousculent les modèles établis. Dans ces contextes, les données historiques deviennent peu fiables : il n’y a pas de “statistiques” pour ce qui n’existe pas encore. Les effets sont systémiques, les usages émergent au fil du temps, les opportunités sont mouvantes.

Dans cet environnement, le modèle cartésien, pourtant rassurant, peut devenir un piège. Il pousse à retarder l’action tant que toutes les informations ne sont pas disponibles. Il invite à chercher des certitudes là où il n’y a que des signaux faibles. Il peut conduire à sur-analyser, à complexifier les choix, voire à l’inaction, ou pire : à appliquer une méthode rigoureuse à un problème mal posé.

Le paradoxe est là : plus le monde devient incertain, plus la tentation de chercher de la rationalité augmente, mais moins elle est applicable dans sa forme classique.

Montaigne : penser à partir de soi quand le monde échappe à la raison

Face à un monde incertain, Montaigne nous invite à une posture radicalement différente. Là où Descartes construit un édifice de certitudes à partir de fondations claires (le « Je pense donc je suis » et tout la démarche cartésienne qui en découle), Montaigne doute, observe, interroge, expérimente. Il ne cherche pas à tout comprendre pour agir, mais agit avec prudence et lucidité malgré ce qu’il ne comprend pas.

Sa célèbre question, « Que sais-je », n’est pas une résignation, mais une méthode. Elle ouvre la voie à une autre manière de diriger : à partir de soi, de ce que l’on voit, ressent, dispose et comprend dans l’instant. Pas pour imposer une vérité, mais pour cheminer avec souplesse dans un monde mouvant.

L’incertitude n’est pas un problème, c’est un état

Montaigne part d’un constat : l’homme est changeant, le monde aussi. Tout projet sérieux implique une part d’imprévisible. Vouloir tout maîtriser est non seulement illusoire, mais dangereux. L’obsession du contrôle peut figer l’action, alors que la vie, elle, progresse par mouvements, contradictions, adaptations.

Dans cette vision, l’incertitude ne doit pas être niée, mais comprise, apprivoisée. On ne construit pas un plan parfait pour ensuite l’exécuter à la lettre. On avance en observant, en réajustant, en tirant parti des circonstances, des rencontres, des opportunités.

C’est une logique qui fait écho aux méthodes les plus modernes de pilotage entrepreneurial : lean startup, effectuation, design thinking… autant de démarches qui partent non pas d’un objectif figé, mais d’un manque, d’un besoin pressenti, avec des moyens limités, et l’envie d’explorer, de tester, d’apprendre.

Une autre posture pour le dirigeant : marcher sans carte

Dans cette perspective et dans le cadre d’une démarche innovante, le rôle du dirigeant change. Il n’est plus celui qui doit tout prévoir, tout anticiper, tout rationaliser. Il devient un marcheur attentif, un expérimentateur intelligent, capable de s’adapter en chemin, sans trahir ce qu’il est, ni perdre de vue la direction souhaitée.

Montaigne écrit : « Il faut voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui. »

Cela vaut aussi pour l’entreprise : tester un nouveau produit, écouter les retours clients, coopérer avec un partenaire inattendu, sont autant d’expériences qui forgent la stratégie en marchant, au lieu de la définir à l’avance de manière abstraite.

Dans un monde où l’IA, les technologies immersives, les chaînes logistiques instables et les tensions géopolitiques réinventent les règles chaque mois, il est sans doute plus sage d’avancer avec Montaigne qu’avec Descartes.

CritèreApproche cartésienne (Descartes)Approche montaignienne (Montaigne)
Point de départUn projet clair, une finalité définieUne situation floue, des moyens disponibles — on part d’un manque ou d’un problème à résoudre
Attitude face à l’incertitudeVolonté de l’éliminer (par la raison, les données : historiques, statistiques, études de marché, etc.)Acceptation, recul, observation — test and learn, pragmatisme, pivot, création d’opportunités, partenariats exploratoires
Rapport à la connaissanceConfiance dans le raisonnement déductifMéfiance envers le savoir absolu — « Que sais-je ? »
DécisionRésultat d’une analyse logique rigoureuseIssue d’un cheminement progressif — test and learn, validation pas à pas
Modèle entrepreneurial procheBusiness Plan classiqueLean Startup / Effectuation
Métier du dirigeantStratège – planificateurApprenant – expérimentateur

Apprendre à décider sans savoir : vers une méthode plus pragmatique

Dans un environnement incertain, complexité et imprévisibilité deviennent la norme. Plutôt que de lutter contre cette réalité avec des outils conçus pour un monde stable, de plus en plus de dirigeants choisissent une approche pragmatique, expérimentale, incrémentale.

Cette méthode ne prétend pas tout savoir d’avance, mais propose une autre posture : décider malgré l’inconnu, maitriser les dépenses, apprendre vite, s’adapter intelligemment. C’est une logique plus souple, plus humble, mais aussi plus efficace dans un monde qui change sans prévenir.

Penser comme un entrepreneur, pas comme un ingénieur

Le modèle du business plan traditionnel, avec ses prévisions à 5 ans et ses hypothèses figées, suppose que l’on connaît son marché, ses clients, ses canaux. Dans des secteurs nouveaux ou en mutation (IA, biotech, cybersécurité, etc.), ces données n’existent pas encore. Il faut alors sortir du mode ingénieur pour entrer dans une logique d’entrepreneur.

C’est ce que propose la méthode Lean Startup : partir d’une intuition, construire un prototype, tester rapidement, écouter les retours, pivoter si nécessaire. Ce n’est pas un renoncement à la rigueur, mais une rigueur d’un autre genre : celle de l’expérimentation, du feedback et de l’ajustement continu.

De même, la logique de l’effectuation, issue de l’observation d’entrepreneurs aguerris, propose de ne plus raisonner à partir d’un objectif final, mais de partir de ce qu’on a ici et maintenant : ses ressources, ses compétences, ses réseaux. Et de faire évoluer le projet au gré des opportunités, des alliances, des contraintes.

L’action crée la connaissance

Là où Descartes nous apprend à penser pour ensuite agir, cette nouvelle posture nous dit : agir pour ensuite mieux penser. L’action devient une manière de produire du savoir, non pas théorique, mais incarné, contextuel, utile.

C’est une forme de sagesse opérationnelle qui résonne profondément avec l’approche de Montaigne. Celui-ci n’aurait sans doute pas eu besoin d’un MVP (Minimum Viable Product) pour comprendre que l’on ne découvre pas le monde depuis son bureau, mais par le contact avec le réel, par le doute, l’erreur, l’observation, l’ajustement.

Repenser le pilotage stratégique : Montaigne, Lean Startup et bon sens

Face à l’incertitude, diriger ne consiste plus à dérouler un plan figé, mais à créer les conditions d’un pilotage adaptatif. Cela suppose d’adopter une posture nouvelle : celle d’un dirigeant capable de réfléchir, certes, mais surtout de tester, d’écouter, de s’ajuster et de décider dans l’action.

Concrètement, comment cela se traduit-il ?

Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle générative. Pour une PME, impossible de prédire aujourd’hui avec certitude quels seront les usages dominants dans un an. En revanche, il est possible de :

  • tester un agent conversationnel sur le site web pour réduire les sollicitations client,
  • former une équipe pilote à des outils comme ChatGPT ou Notion AI,
  • identifier les tâches répétitives ou chronophages pour y intégrer des automatisations simples,
  • observer les gains, les freins, les effets inattendus.

Même logique pour un acteur industriel confronté à l’arrivée de l’automatisation et/ou de la robotique : inutile de réorganiser toute la chaîne logistique avant d’avoir testé un usage en condition réelle. Il vaut mieux :

  • lancer une expérimentation sur une zone limitée,
  • mesurer les effets (temps, coût, sécurité),
  • ajuster la solution en partenariat avec les opérateurs de terrain.

Et face à la blockchain ou à la réalité virtuelle, le réflexe ne doit pas être : “Que peut-on faire avec ça ?”, mais : “Quel problème non résolu pourrait être abordé autrement grâce à ces technologies ?” Là encore, on part d’un manque, non d’un outil. On explore au lieu de projeter. On construit des réponses pas à pas.

Une méthode par couches successives

La stratégie devient alors une série d’ajustements éclairés plutôt qu’un plan gravé dans le marbre. On peut la représenter comme une spirale d’apprentissage :

  1. Observer ce qui fonctionne (en soi, autour de soi).
  2. Formuler des hypothèses d’amélioration ou d’innovation.
  3. Tester rapidement, à coût limité.
  4. Tirer des enseignements concrets.
  5. Décider, en conservant ce qui fonctionne et en abandonnant ce qui ne fonctionne pas.

Cette démarche s’inscrit dans une philosophie proche de celle de Montaigne : mieux se connaître pour mieux décider, sans se laisser piéger par les mirages de la prévision totale ou de la rationalité absolue.

La double exigence du dirigeant : entre pilotage cartésien et exploration montaignienne

Il ne faut pas se méprendre : l’approche pragmatique, expérimentale, inspirée de Montaigne ou des logiques lean, ne remplace pas entièrement la méthode cartésienne. Un dirigeant d’entreprise doit continuer à piloter ses opérations, sécuriser ses marges, structurer ses processus, garantir sa conformité : autant de tâches qui relèvent d’une logique d’optimisation, de prévision, de contrôle.

Le problème, c’est que l’innovation, elle, fonctionne sur une logique inversée : test and learn, tâtonnements, incertitude, échecs partiels. Et ce sont souvent les mêmes dirigeants qui doivent piloter ces deux mondes au quotidien : le monde de l’optimisation et celui de l’exploration. Un tiraillement que beaucoup ressentent : faut-il sécuriser l’existant ou investir l’inconnu ? Structurer ou improviser ? Réduire les risques ou créer des opportunités ?

Un tiraillement intellectuel entre deux logiques divergentes.

Vers des espaces d’exploration internes ou partagés

Pour sortir de cette tension, plusieurs pistes peuvent être envisagées :

  • Travailler avec des startups ou des partenaires agiles, capables de tester des solutions en dehors des processus lourds de l’entreprise.
  • Favoriser l’intrapreneuriat, en confiant à des salariés motivés le soin de porter une idée nouvelle dans un cadre souple, autonome.
  • Créer des groupes de travail indépendants, dotés d’un mandat clair mais ouverts dans leur méthode, pour explorer des pistes innovantes sans perturber le cœur de l’activité.

Ce type de démarche permet au dirigeant de déléguer une partie de la logique exploratoire, tout en gardant la main sur les arbitrages stratégiques. Il devient alors possible de conjuguer rigueur et innovation, court terme et long terme, Descartes et Montaigne, non en opposition, mais en tension féconde.

Moins de certitudes, plus de discernement

Dans un monde complexe, incertain, traversé par des mutations technologiques profondes, il est vain de chercher à tout anticiper. Le rôle du dirigeant n’est plus de tout maîtriser, mais d’apprendre vite, de décider juste, de s’adapter sans se perdre.

Descartes nous a appris à structurer notre pensée. Montaigne, lui, nous apprend à rester souple, prudent, réceptif. Il ne s’agit pas d’opposer les deux, mais de réhabiliter une forme de pragmatisme humaniste, fondée sur l’expérience, la réflexion, le test, et surtout : le bon sens.

Peut-être que pour traverser le brouillard stratégique de notre époque, il faut apprendre à penser comme un philosophe sceptique… et agir comme un artisan curieux.

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Sommaire
  • Le modèle cartésien : séduisant mais inadapté à l’incertain
  • Montaigne : penser à partir de soi quand le monde échappe à la raison
  • Apprendre à décider sans savoir : vers une méthode plus pragmatique
  • Repenser le pilotage stratégique : Montaigne, Lean Startup et bon sens
  • La double exigence du dirigeant : entre pilotage cartésien et exploration montaignienne
  • Moins de certitudes, plus de discernement
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